Une fiction française

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Une fiction française

Par Pierre-Jérôme Adjedj
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J’aimerais vous parler de la fiction à succès du moment : l’avènement du Front National, supposément devenu « premier parti de France ». Non, ce n’est pas un article de plus tentant de pinailler sur les chiffres (nombres d’électeurs effectifs, hausse, baisse…)

Je veux plutôt parler de la puissance miraculeuse de la fiction, qui fait qu’un sujet rabâché ad nauseam depuis des semaines voire des mois, puisse provoquer un tel émoi spontané, cet incroyable effet « douche froide ». Un coup d’état n’aurait presque pas fait plus d’effet.

©Olivier Perrot http://www.olivier-perrot.com



Pourquoi parler de fiction, puisque effectivement le FN est arrivé en tête ? Parce que le propre d’une fiction est en principe de susciter chez le destinataire une transformation de sa vision, quel qu’en soit le mode opératoire (rire, colère, dégoût…). Et la victoire en question c’est un peu l’auberge espagnole des constats sans appel : ils ont gagné parce que - la France est un pays foncièrement raciste - le gouvernement est inefficace - les partis sont corrompus - l’Europe ne fonctionne pas - etc. Je ne discute même pas la validité de ces différentes propositions, je remarque simplement que la force de la fiction est malgré tout de rassembler une majorité de gens, dans ce que certains appellent sans crainte du ridicule « un sursaut démocratique », autour d’une idée : combattre le FN.

Oh la belle idée ! Ce qui nous réunit, c’est donc de combattre le FN, comme si ce qui nous divise par ailleurs n’était pas la cause même de ce succès. Mais la lutte des démocrates contre les fascistes, des gentils contre les méchants, c’est simple, ça fédère et ça fait du bien. Gageons qu’une bonne grosse manif’ à base de « F comme fasciste, N comme Nazi » et autres « Nous sommes tous des enfants d’immigrés » achèvera de ressouder les énergies⁠. [1] Tout change, rien ne change. Qu’on ressorte les petites mains jaunes et le tableau sera complet. La force du symbole nous permettra d’oublier que le fascisme se fabrique avec le cirage des pompes de tel ou tel conseiller élyséen, les factures de tel ou tel responsable UMP, les comptes de Cahuzac, la chasse aux Roms du ministre de l’intérieur, la soumission au Tafta d’une majorité de nos élus… Bref, tout ce qui permet de donner du crédit au discours débile (mais habile) du Front National sur « L’UMPS » et les « eurocrates de Bruxelles ». Comment ne pas y céder à première vue ?

De la fiction à la fiction

J’ai peut-être l’esprit tordu, mais ce mécanisme qui consiste à se lever (toujours trop tard) vent debout contre le FN (tous ensembleuh, tous ensembleuh !) sans pour autant changer quoi que ce soit, ressemble fort à celui des films à succès. Oui, je sais, drôle de lien, mais vous allez voir. D’abord, qu’entend-on par film à succès ? Ce n’est pas qu’une question de box-office : il ne s’agit pas ici de critiquer tout ce qui a un tant soit peu de succès, ni de glorifier ce qui « ne marche pas ». Une telle catégorisation est absolument sans objet : comment savoir que quelque chose « marche » ou ne marche pas s’agissant de création ? D’une part, ce n’est nullement lié à une question de quantité, puisqu’il suffit que ça « marche » pour une seule personne. D’autre part, il est moins important de savoir « si ça marche » que de savoir « ce qui marche ».

À ce titre, l’analyse des méga-succès hexagonaux récents, dont la plupart (hasard ?) sont des comédies, est intéressante. Quelle est la différence notable, outre l’époque, entre La Grande vadrouille et Intouchables ? Les deux sont certes des succès populaires, mais seul le dernier est un « phénomène de société », un film « emblématique » (emblématique de quoi est la question). Le propre de ce genre de film est que son succès dépasse l’objet lui-même, à partir du moment où tout un chacun s’en empare pour en faire un symbole. En soi, ce n’est ni nouveau ni forcément problématique : Imagine de John Lennon est devenu un symbole de l’utopie qui traverse les générations sans perdre sa force. Par là, Imagine crée de l’association.

Dans le cas d’Intouchables, des Ch’tis, des Choristes, ou plus récemment Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu ?, nous avons affaire à des œuvres qui, tout en voulant créer du consensus (ce qu’elle font effectivement en apparence), fabriquent en réalité de la dissociation. En effet, ce que les bons sentiments produisent (les préjugés de départ détrompés et vaincus) est annihilé par le poids des clichés, qui pèsent souvent plus lourd que le propos supposé les dénoncer. Ainsi, les Ch’tis a donné des idées créatives aux supporters du Paris Saint-Germain, les Choristes ont souvent réveillé, derrière la nostalgie de l’uniforme, le sentiment « qu’une petite baffe de temps en temps dans ce monde post-séisme de 68, ben… ».

De la même manière, la scène mythique de la danse d’Omar Sy dans Intouchables a réussi ce coup de maître : exalter à la fois le cliché du Noir qui a le rythme dans la peau et le dénigrement de « l’intellectuel » (c’est l’insulte suprême depuis un moment), puisque la musique de chambre, forcément chiante, est supplantée par le groove (indiscutable) d’Earth, Wind & Fire, jusqu’à faire danser les personnes les plus coincées de l’assistance, musiciens compris (comme il dit : « c’est autre chose, non ? »).

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Sur le plan de l’adaptation, et compte tenu de l’accent mis sur le fait qu’il s’agit d’une histoire vraie, je me suis demandé ce qui avait poussé les réalisateurs à choisir un acteur noir plutôt que maghrébin. Si j’osais une interprétation, je dirais que l’image de nos anciens colonisés passe mieux (les africains et leur sourire éclatant, leur joie de vivre, leur âme d’enfant !) que celles des maghrébins. Abdel Sellou, le véritable auxiliaire de vie de Philippe Pozzo Di Borgo, pousse la faute de goût jusqu’à être algérien, et ça…

Alors certes, le diable ne se niche pas toujours dans l’intention des réalisateurs mais plus dans la façon dont le public s’en empare. Il faut malgré tout pour que cela fonctionne que scénaristes, réalisateurs et même acteurs aient intériorisé ces représentations pour parvenir à produire ainsi autant de clichés. Je ne me prononcerai pas sur le fait de savoir si nous avons affaire à une volonté de manipuler ou à une sincérité confondante : je peine à distinguer ce qui est le plus grave.

Et donc, le FN ?

Donc le bilan n’est pas fameux : Intouchables n’a pas fait reculer le racisme anti-noir, les Ch’tis a enfermé pour longtemps les gens du nord entre les « Biloute » et les « Barakafrit’ », etc. On me rétorquera que ce serait trop demander à un film que de susciter un changement que le politique échoue à produire. Bingo ! C’est justement là le problème quand un film devient un phénomène de société : on lui prête des vertus qu’il n’a pas, et je ne suis pas loin de penser qu’il y a là-dedans un mécanisme psychanalytique consistant à adorer un objet qui nous permettra de nous libérer, à travers ce filtre, de la tension liée à nos pulsions dissociatrices pour nous les rendre supportables. De la même manière que bien des racistes ont besoin d’un ami noir pour se libérer de la tension liée au racisme qui les habite, on peut dire « je ne suis pas raciste, j’ai adoré Intouchables et d’ailleurs Omar Sy est drôle et charmant ».

C’est exactement la fonction de la protestation contre le FN, l’appel à « faire barrage » au FN : on fantasme là des frontières qui n’existent pas (ou plus). À ce titre, il est assez cocasse que le triomphe du FN arrive en plein succès de Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu ?. Gageons qu’à ce rythme, et vu l’absence probable de changements significatifs, d’autres succès fictionnels de ce genre accompagneront la victoire de Marine Le Pen en 2017. Une victoire qui sera, elle, bien réelle.

Pierre-Jérôme Adjedj



Parti-pris

[1On apprend ce matin que l’UNEF est en train d’organiser ça.

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