Enfin
des cadeaux intelligents !





   




Un envol d’enfants difficile et beau…




Certaines pièces qui ciblent particulièrement les « jeunes » utilisent la provocation, la dérision et la déconstruction, laissant ceux-ci en colère ou les bras ballants, sans autres armes que les vociférations et les actes de vengeance sans réflexion. Sans s’en rendre compte, ces gens bien intentionnés font le jeu de ceux qu’ils critiquent et jettent en pâture ceux qu’ils voulaient « sauver ». D’autres, qui résistent mieux, essaient de réinventer un monde de partage utopique, au plus près des moyens de subsistance, laissant malgré tout le champ libre aux prédateurs du pouvoir et de la finance.

Le travail de Christophe Laluque et de l’Amin Théâtre sur la jeunesse se situe sur un tout autre terrain, celui de la culture, de l’humain entier, du vécu émotionnel et corporel, du ressenti par rapport à soi et à l’autre, de la pensée, de l’intelligence, du symbolique, « dimension symbolique qui relie ce que chacun a de plus intime avec ce qui est le plus universel » (Philippe Meirieu)…

Vole entre les deux © Amin Théâtre

Voici, la chose est rare, un remarquable spectacle sur la difficulté d’être parent et celle d’être enfant. Une mise en scène sobre, une scénographie minimale, dominante noire avec quelques bancs où s’assiéront les enfants vêtus sans ostentation, tenues contemporaines. Immédiatement, un groupe nous interpelle, ils nous demandent, à nous, adultes prisonniers de nos activités, nos préoccupations, si nous pouvons les entendre, les écouter. Eux, les enfants. Si nous en avons même l’idée. C’est l’histoire d’Icare et de son père, enfermés dans le labyrinthe. Et ce labyrinthe immatériel, nous le voyons, bien qu’il ne soit pas là, sous nos yeux. Visage émacié, longue silhouette vêtue d’une chemise fleurie sous un manteau gris, rigueur non dénuée de fantaisie, ce père livre ses angoisses de père : que faire pour bien faire ? Comment protéger sans étouffer ?

Puis apparaît le fils, perdu, fragile pleurant sa mère disparue mais qui est là, l’enveloppe, l’encourage à aller de l’avant. Mère/mer, robe bleue, ondule, se tord comme les vagues, la mer agitée… Des passages d’une chorégraphie un peu gesticulée qui détonnent dans l’ensemble sobre et intense de la mise en scène.

Icare se retrouve seul. Dans sa détresse, il appelle son père. Et lorsqu’il le retrouve, il l’enlace. Dédale accueille cette étreinte puis essaie de se défaire des bras tentaculaires de son fils comme tout parent qui souhaite voir son enfant devenir autonome.

Tous deux voudraient sortir du labyrinthe. Dédale pense savoir quel chemin il faut prendre mais il s’est si souvent trompé qu’Icare veut en essayer un autre. Resté seul, Dédale est tout à fait désemparé devant cet enfant qui a grandi, qui ne l’écoute plus, qui ne croit plus en lui.

« Nous voilà coincés dans des secrets emmêlés, englués ici dans ce labyrinthe. Quoi ? Ça ne marche pas comme ça ? Pourquoi tout semble m’échapper quand plus rien ne m’est inconnu ? Je suis perdu ».

Quel écho en chacun de nous. Et ce n’est pas une mère à l’angoisse castratrice mais bien un père aimant et tourmenté.

L’esprit de sa femme vient lui donner la clé : il faut fabriquer des ailes. Le groupe des enfants s’est levé et chacun encourage Icare à trouver sa propre voie. Dédale a fait les ailes, deux grands drapés noirs sur le fond noir. Il les montre à Icare, explique comment s’en servir, lui donne les recommandations nécessaires pour ne pas les alourdir en volant trop près de l’humidité des vagues, ni faire fondre la cire en volant trop près du soleil. Icare, comme tous les enfants, n’écoute que d’une oreille distraite.

Vole entre les deux © Amin Théâtre

Le moment est venu de prendre son envol. Icare tremble, son père l’encourage, il faut faire comme lui, le suivre et tout ira bien.
« Ne t’occupe que de me suivre, guidé par moi tu seras en sureté... N’aie pas peur... Qui tremble, jamais ne s’envole. »

Transmission et protection, attributs universels de la parentalité. Bras étendus, le fils suit le père. Ils volent. Mais la jeunesse, enivrée par la découverte de la liberté, devient téméraire.

« Me voilà aujourd’hui plus grand que mon père. Je suis seul et je suis tout à moi. Enfin libre ! »

Les enfants l’encouragent et l’accompagnent de leurs clameurs. Ils pensent que l’expérience et le libre choix en valent la peine. Cependant, ils le mettent en garde :
« Ton vol est puissant comme celui de l’aigle. Le chemin que tu prends est beau. Mais est-ce ton envie de voler qui te porte si loin ou tes ailes qui te commandent ? Sauras-tu réagir face aux intempéries ? »

Et c’est la chute : « Je chute parce que je suis vivant, dit-il… La vie nous fait sans cesse chuter… On oublie de se féliciter d’être capable de chuter ».

Dilemme éternel : pousser hors du nid, prendre son envol avec les joies, les découvertes et les risques.



Peurs d’enfants et angoisses de parents, chacun peut s’y reconnaÎtre mais aussi reconnaÎtre ce que l’autre ressent. Le texte fort de Vole entre les deux, ouvre à la profondeur des idées et des sentiments dans une langue claire et intelligente où chaque mot compte.

À l’heure des pièces « pédagogiques » qui déclament de grands principes ou placent l’enfant/le jeune en sauveur d’une planète détruite par leurs aînés qui auraient dû montrer la voie, nous assistons à un désinvestissement de la parole, au rejet d’une autorité sans fondement, à un désespoir qui conduit à des dérives sectaires, addictives, mutilantes ou suicidaires. Mais acteurs et spectateurs ne ressortiront pas de Vole entre les deux avec une opinion tranchée, un cheval de bataille, ils ne s’engouffreront pas dans une cause. Ils en ressortiront plus forts d’armes intellectuelles et sensibles, face à la vulgarité commerciale généralisée, à la mesquinerie individualiste, l’absurdité et la barbarie ambiantes.

En ce samedi après-midi, la salle semblait remplie principalement d’un public familial, parents, grands-parents, frères et sœurs des jeunes acteurs. Combien auraient osé ou eu l’idée de pousser la porte d’un théâtre, si leur enfant n’avait été sur scène ? Le premier pas est fait.

Après un travail de réflexion et d’échanges sur le thème des relations parents/enfants dans une classe de CM2 de Grigny mené par l’Amin Théâtre avec Christophe Laluque, les élèves ont écrit le texte des enfants.
Le groupe d’acteurs change en fonction des écoles qui participent au spectacle, mais le travail de préparation est toujours mené en amont du jeu de scène et ainsi les paroles sortent justes et sincères. Cette façon de faire du théâtre permet, à partir d’un même texte, une création à chaque fois renouvelée qui se trouve, par là même, enveloppée de ce que Walter Benjamin appelle une « aura », différente à chaque représentation.

Claire Trebitsch

Vole entre les deux, conception et mise en scène Christophe Laluque
Amin théâtre : https://www.amin-theatre.fr/
Vu au Théâtre Dunois, le 9 juin.

L’Amin Théâtre à Avignon


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