Entretien avec Nicolas Roméas, directeur de Cassandre

Les folles journées ! 3 jours de spectacles, performances, poésie, musique, expositions, débats et réflexions : Cassandre/HorsChamp n’avait pas lésiné pour fêter son 20e anniversaire (24-25-26 avril) à La Parole errante, lieu des amis Jean-Jacques Hocquard et Armand Gatti. Un compte rendu très dense et plein d’images est à lire ici.
Parmi les paroles échangées, celles toujours ardentes de Jack Ralite. Du coup, le moment de la fête retombé, nous avons souhaité faire réagir Nicolas Roméas, le directeur de Cassandre, à certains propos de Jack Ralite pour faire mieux entendre le sens de ses combats. Lui poser également la question : 20 ans et après ?

Jack Ralite : « La culture, c’est pour ceux qui n’en veulent pas. » Comment entendez-vous cette affirmation ? Est-ce l’un des rôles que vous assignez à Cassandre/Horschamp : être une « entremetteuse » de culture ? Avoir une fonction pédagogique ?

Ceux qui ne font pas partie du milieu, qui n’ont pas les «codes», qui ne sont pas experts, pas bien habitués au spectacle vivant, à fréquenter ses temples (malgré le combat que menèrent les pionniers de la décentralisation théâtrale après-guerre) devraient pourtant être les premiers inspirateurs et les premiers destinataires de l’art. C’est pour l’ensemble de la communauté que l’art est né, dans toutes les cultures, toutes les civilisations, pour résoudre les problèmes d’une société par l’art. Ce n’est pas nouveau et Jean Vilar le rappelait toujours, quand il disait notamment qu’une pièce de théâtre ne peut donner ce qu’elle a à donner qu’à la condition que la salle soit représentative de la société tout entière… Et en s’en éloignant, en se déconnectant de ses sources, il finit par perdre de son sens et à se transformer en un art «hors-sol», comme le philosophe Bernard Stiegler le dit et comme nous le disons aussi depuis longtemps. Un art dont les gens «simples» ont le sentiment qu’il ne les concerne pas vraiment, qu’il ne leur parle pas, qu’il leur est étranger, ou pire, qu’il les «snobe», les méprise. Il ne s’agit pas de donner accès à l’art et à la culture à ceux qui n’en n’ont pas les clefs, mais de fabriquer avec eux l’art et la culture.

Jack Ralite a martelé à plusieurs reprises quelque chose que j’énonce ainsi : « le travail, on a oublié le travail, c’est la question du travail qu’il faut faire revenir. » Pour une revue, comment s’envisage cette question du travail, refoulé, nié ou dédaigné?

Nous avons justement beaucoup travaillé cette question avec Roland Gori et toute l’équipe de l’Appel des appels et la lecture des textes d’Yves Clot sur le sujet nous a beaucoup apporté, ainsi que certains textes de Jacques Rancière. C’est pour nous une question centrale : comment enrayer cette désappropriation de leurs gestes et de leurs tâches, c’est-à-dire cette privation de créativité, d’imaginaire et de talent propre, personnel, qui dans tous les corps de métiers, déshumanise les travailleurs pour tendre à en faire quasiment des robots, par le biais d’une standardisation des gestes et d’une évaluation chiffrée des performances qui ne connaît d’autre valeur que la quantité ? C’est une question très importante qui remet sur le tapis l’idée que ce qu’on appelle l’art se relie à toutes les autres activités humaines, dans le sens où c’est d’abord un artisanat, peut-être le premier des artisanats, en tout cas une «tekhné» dans laquelle la force de l’imaginaire est à l’œuvre, ce qui lui donne une dimension paradigmatique par rapport au sens que peut avoir un geste humain, de quelque nature qu’il soit.

Jack Ralite a évoqué la création en 1987 des États généraux de la culture dont il fut l’initiateur : ces états généraux furent marqués par une forte mobilisation des acteurs culturels de toute obédience, une communauté de revendications (refus de la marchandisation de la culture, affirmation de l’exception culturelle…). Alors que la culture semble toujours plus menacée, son intervention marquait le regret de ne pas assister à une mobilisation équivalente aujourd’hui.
Cassandre/Horschamp précisément est une revue en mouvement, une revue pour le mouvement, une revue qui s’engage. Mais aussi ardente soit-elle, une revue aujourd’hui peut-elle être courroie d’entrainement, figure de proue, foyer et aimant d’un « soulèvement » ?

Il faut agir simultanément à de nombreux niveaux, si nous voulons avoir quelque espoir de défendre avec succès ce que nous appelons le symbolique contre la terrifiante agression des armées mondiales du quantitatif. Au niveau personnel avec chaque individu, au niveau politique local, national, européen… Fondamentalement je pense que nous en sommes à peu près au même instant historique que René Dumont et ses amis il y a une cinquantaine d’années, lorsqu’ils ont patiemment fait entrer le mot « écologie » dans notre vocabulaire commun, avec notamment La Gueule ouverte. Ils avaient très peu accès aux «grands» médias, on leur laissait des strapontins ! Au début, les gens ne comprenaient absolument pas l’importance que pouvait avoir cette défense de la nature, on voyait un peu ça comme une obsession folklorique pour les fleurs et les petits oiseaux, les menaces que nous connaissons n’étaient pas encore claires, ça leur paraissait secondaire. Aujourd’hui, ce que nous appelons la culture, est une notion aussi mal comprise que l’écologie le fut en ces temps. Les gens se considèrent soit détenteurs d’un capital culturel, soit exclus de cet univers. Or, nous parlons évidemment de tout autre chose. Nous parlons d’une circulation de langages et de symboles qui permettent de fabriquer notre humanité, aussi bien à titre individuel que collectif. Et ces deux domaines apparemment distincts vont évidemment de pair. Ces langages et ces symboles sont gravement mis en danger aujourd’hui par le règne de l’évaluation quantitative qui s’étend de plus en plus à tous les niveaux de nos existences. En psychiatrie, par exemple les différents « DSM » venus des USA, détruisent toute possibilité d’échange et d’écoute par rapport à ceux que l’on dit malades, en les enfermant dans des catégories et en les soumettant quasi exclusivement à des traitement médicamenteux qui enrichissent les groupes industriels pharmaceutiques. Évidemment, dans cette situation, nous ne pouvons agir seuls dans notre coin, il nous faut nous relier à d’autres, par exemple aux écologistes réellement engagés, qui ne sont pas des politiciens professionnels, mais sont encore dans la pensée authentique et peuvent élargir leur horizon d’action et de réflexion. C’est aussi la raison pour laquelle nous avons fait un assez long chemin avec notre ami Roland Gori et son Appel des appels, qui a pour objectif de trouver les raisons communes de nous battre ensemble pour des valeurs fondamentales communes, au-delà des frontières des catégories professionnelles.

Dans vos propos au cours de ces journées, on a pu entendre sinon du découragement au moins une inquiétude de plus en marquée, une interrogation prégnante : comment continuer à faire Cassandre/Horschamp ? Dans cette question, j’entends deux préoccupations fortes l’une qui touche au contexte global (les difficultés de financement, de visibilité, de diffusion : accrues ?), l’autre connexe sans pourtant se confondre qui interroge la capacité de Cassandre/Horschamp, c’est-à-dire une revue et non une entreprise de presse commerciale, à dépasser un lectorat assez fermé, a trouver une écoute étendue, voire une inscription dans la cité mieux reconnue. Ai-je bien entendu vos propos ?

Outre les réalités strictement financières auxquelles nous faisons face, il y a toutes celles qui nous encerclent et qui découlent de l’abandon progressif de la notion même de service public par les pouvoirs politiques. Je rappelle en passant que lorsque Catherine Trautmann nous a ouvert il y a presque vingt ans la porte d’un petit soutien ministériel, c’était par rapport à notre discours, qui était en substance : «si nous voulons faire vivre un service public de la culture dans les années qui viennent, il nous faut un service public de l’information culturelle, seul apte à mettre en valeur les « nappes phréatiques » – à peu près invisibles médiatiquement et qui agissent sur le long terme – de l’art et de la culture, qui pour nous sont essentielles.» Pour des raisons très faciles à comprendre, la presse privée est aujourd’hui parfaitement incapable de rendre compte de ces réalités. De tous côtés, le citoyen du monde contemporain est empêché de penser et de développer son imaginaire. Si nous voulions être beaucoup mieux diffusés, par exemple, il faudrait nous transformer en magazine, avec des photos et des titres volontairement accrocheurs, développer un certain marketing vis-à-vis de notre lectorat, un peu le chemin qu’a suivi le magazine Les Inrockuptibles de sa création à aujourd’hui… ce que nous nous refusons à faire, parce que notre démarche en serait dénaturée. La voie est donc très étroite et il nous faudra compter de plus en plus sur l’importance que nos lecteurs donnent au travail que nous menons.

Difficultés qui obligent à des changements dans l’espoir de trouver une nouvelle énergie, en tout cas de ne pas perdre ses dernières forces : c’est ce que vous venez d’accomplir avec votre numéro 101 par lequel Cassandre/Horschamp devient une publication hybride. Racontez les raisons et les formes de ce nouveau dispositif.

D’un point de vue économique nous y étions obligés, notre banque qui se dit citoyenne et communique beaucoup sur cette idée de citoyenneté et d’égalité (le Crédit Coopératif), resserre pourtant très sévèrement les boulons, peut-être plus que d’autres qui ne cultivent pas cette image, et nous n’avons quasiment plus aucune marge de manœuvre économique, ce qui nous met en réelle difficulté pour payer la fabrication et l’imprimeur d’une revue de cent pages. Par ailleurs, du point de vue de l’adéquation à l’époque, c’est une chose intéressante, dans la mesure où les liens circulent beaucoup sur internet et où l’on peut dans notre site L’Insatiable, mêler les textes, les images, et les vidéos. Mais nous souhaiterions vivement ne pas abandonner le papier, une revue se garde, se relit, se pense et se repense, s’enrichit de relectures successives et demeure comme le témoignage d’un moment précis, autant sur le plan des actions, des équipes, des artistes, que sur celui d’une réflexion survolante qui met ces actions en perspective dans le temps et la sociologie. Internet rend ces fonctions plus difficiles, c’est un outil rapide, déconcentrant, qui pousse au zapping, au «surfing», et où l’on a du mal à rester longtemps sur un texte long, etc. Même si je ne sais pas du tout si, y compris en faisant ces économies, il nous sera possible de continuer, cette formule hybride me semble la mieux adaptée à l’époque et à la situation.