« Le Mensonge du singe » ou la revanche du sphinx et du nain de jardin

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< Un monde dans la tête

« Le Mensonge du singe » ou la revanche du sphinx et du nain de jardin

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par Marie Crouail
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La Compagnie du Phœnix donne actuellement, dans le « off » d’Avignon, Le Mensonge du singe, une création de Christophe Tostain avec en alternance François Xavier Malingre et Fabrice Michel. L’occasion pour ces compagnons de route que sont nos amis du Théâtre Mega Pobec qui les ont accueillis en résidence et soutenus et furent les premiers co-producteurs du spectacle, d’évoquer avec passion cette équipe qui fait « un vrai boulot de création et se démène contre vents et marées… »

Le Mensonge du singe de Christophe Tostain © DR

Masse de chair figée, immobile. Corps tendu, vibrant. Planté là.
Va parler. Va beaucoup parler. Une parole qui semble venir de loin. D’une profondeur lointaine. Et pourtant familière. On devinera plus qu’on n’identifiera celui qui parle.

Singe ou sphinx. Les deux à la fois sans doute tant l’un et l’autre invitent à un singulier jeu de cache-cache. À moins qu’à l’évocation d’un lotissement où semble se terrer sa voix, ce ne soit qu’un jeu de dupe dont le spectateur serait l’hôte et le captif. Cependant les plus narquois n’y verront ni singe, ni sphinx, rien que nain de jardin assis à la table du salon.

Face à nous donc, ce monolithe aux allures simiesques, tapi dans l’ombre, servi par la densité d’acteur de François Xavier Malingre. Sa voix surgit d’un en-dedans qui ne s’adresse à personne, c’est à dire à tous et à nous en particulier. Elle s’imagine et se projette dans un univers proche, reconnaissable somme toute, repérable, et alors oui, il serait imaginable que ça - lui - sorte de son immobilité, se lève, se tienne debout, marche, traverse les murs, arpente le lotissement, se retrouve de l’autre côté d’un périphérique, puisque périphérique il y a, en bord de lotissement.

Le Mensonge du singe de Christophe Tostain © DR

« … Je suis le singe qui tisse une toile » répète-t-il.

Quoi qu’il en soit, l’homme tête brûlée ne bougera pas, car la toile qu’il tisse, il la tisse longuement de l’intérieur entre les parois de son crâne. Serrées les mailles du filet qu’il tresse à même les mots, macérées dans les flots éruptifs de son qui en mettent à l’épreuve la résistance. De ce point de vue, Le Mensonge du singe a quelque chose de méthodiquement obscène et carnassier. La mastication des mots, des sons et des images orchestrés par Christophe Tostain, fascine, enivre et dévore.

On pense au personnage de Kurtz de Conrad qui inspirera Coppola pour Apocalypse Now. Même stature impressionnante. Même hubris et fureur qui souterrainement s’écoule et enfle. Même difficulté d’être de ce monde. Même point de non-retour du personnage.

Son visage et son crâne rasé sont semblables à une lune au milieu des ténèbres.
On le voit mal dans la pénombre. Déjà dit. Pas assez dit.
On croit le voir dans un trait de lumière. Puis rien. On ne fait que le deviner. S’y reconnaître. Si clairement affolant.
La lumière isole parfois son crâne, d’autres fois ses mains.
La lumière aussi est joueuse. Joueuse et cruelle : avec méthode, elle le camoufle, l’enferme, le griffe, l’éclabousse, le démembre comme une peinture guerrière. Des projections surgissent autour de lui, saturent son espace vide, le déchirent, l’emmènent à la dérive.

Fabrice Michel © DR

Qui est d’ailleurs cet homme figé de sidération au cœur de la scène ou du salon – qui sait - comme au cœur des ténèbres ? À quel nom répond-il ? Stanislas, Mickaël, Kurtz, Franck ? Lui-même ne sait pas, ne sait plus. En lui, comme autour de lui, tout se fond et se confond. Les lotissements lotissent. Et c’est à cet endroit que Le Mensonge du singe vient éclairer l’obscurcissement du pavillonnaire. Colonisation globale post moderne – ou réalisme globaliste dont Annie Le Brun cadre l’aspect insidieux - où tout tend à se ressembler. Des murs aux paysages. Extérieurs et intérieurs.

À s’absorber, se réduire et s’annuler dans le leurre d’une différence consommable. Qu’il s’agisse de singe, sphinx ou nain de jardin, face au trompe-l’œil généralisé, ne resterait-il que la folle et piètre revanche du fait divers pour sortit du lot, se révéler à soi-même et au grand jour ?

Marie Crouail et Jean-Pierre Brière


Entretien avec Christophe Tostain par Marie Crouail

Christophe Tostain © DR

« Le Mensonge du singe », pourquoi ce titre ?

Parce que pour moi, l’acteur, sur scène, est un singe qui nous ment et on le croit.

Comment est née l’écriture de ce texte ?

C.T : De quelques lectures que j’ai pu faire autour des zones périurbaines, notamment, Suburbia de Bruce Bégout, les écrits de Eric Chauvier autour des zones périurbaines contemporaines, notamment son livre Contre Télérama.

Ce texte aussi : « D’habitude, l’étrange circule discrètement sous nos rues. Mais il suffit d’une crise pour que, de toutes parts, comme enflé par la crue, il remonte du sous-sol, soulève les couvercles qui fermaient les égouts et envahisse les caves, puis les villes. Que le nocturne débouche brutalement au grand jour, le fait surprend chaque fois. Il révèle pourtant une existence d’en dessous, une résistance interne jamais réduite. Cette force à l’affût s’insinue dans les tensions de la société qu’elle menace. Soudain, elle les aggrave, elle en utilise encore les moyens et les circuits, mais c’est au service d’une « inquiétude » qui vient de plus loin, inattendue ; elle brise des clôtures ; elle déborde les canalisations sociales ; elle s’ouvre des chemins qui laisseront après son passage, quand le flux se sera retiré, un autre paysage et un ordre différent. » [1]

Dans ton travail le jeu d’acteur est performatif. La parole est comme un bloc. Incandescente et chauffée à blanc, elle jaillit au bord d’un point de rupture. Il y a un engagement physique et vocal particulier. Peux-tu nous parler du travail que tu mènes avec tes interprètes sur la profération du texte et sur la tension des corps ?

Avant tout, j’écris pour le souffle de l’acteur. Je lui impose un rythme particulier. L’écriture est musicale, prosodique, et je demande aux acteurs de la respecter. Elle est à la fois réaliste et formelle, teintée d’une construction poétique. Je cherche de plus en plus à ce qu’elle soit simple, efficace, directe, épurée. L’acteur doit se laisser emporter par elle, afin d’incorporer une autre façon de respirer et de donner à sa colonne vertébrale une autre façon de se mouvoir. Pour Le Mensonge du singe, avec François Xavier, nous avons beaucoup cherché comment raconter cette histoire, comment lui, acteur, pouvait trouver l’endroit du déroulement de la pensée du personnage. Nous avons exploré de nombreuses pistes. Nous nous sommes arrêtés sur une forme qui, pour nous, correspondait parfaitement au propos : un fauteuil dans un espace blanc dans lequel l’acteur allait s’asseoir pour ne plus bouger. Cette piste s’intégrait à la radicalité que nous cherchions et que nous avions déjà mis en place avec la lumière, à savoir ne pas utiliser de projecteur mais ne se servir que de vidéo projecteur en guise de source lumineuse.
Cette proposition dramaturgique nous intéressait aussi pour cette fonction : faire l’éloge de l’immobilisme contemporain.
Donc le jeu d’acteur, apparemment immobile, est en fait une vraie performance physique. Pendant un peu plus d’une heure, il propose un voyage dans lequel il nous emmène, non en nous prenant par la main, mais par la pensée.

Tu scrutes dans ton écriture les fonctionnements d’asservissement dans l’idéologie de normalisation actuelle. Tes textes interrogent notre société et ses verrous. Peux-tu raconter comment tu travailles dans l’écriture les sujets liés à des problématiques sociétales ?

J’écris des pièces politiques et poétiques. La poésie, malheureusement, ne sort jamais vainqueur de cette opposition. Les personnages de mes pièces errent dans un monde qui leur laisse peu de chance.
Ensuite, ma réflexion est plus sensible qu’intellectuelle. J’écoute le monde et souvent jaillissent des révoltes intérieures qui parfois s’accrochent à moi et déclenchent un processus d’écriture. Ensuite, je cherche avant tout à raconter une histoire comme on le fait depuis la nuit des temps, avec, en filigrane, une tentative d’universalité.

Tu mènes une réflexion sur le paysage péri-urbain, les zones pavillonnaires, commerciales, qui nous donne à voir et à vivre un monde standardisé où le monde est uniformisé, mécanisé et broie l’individu. Tes personnages, dans l’ensemble de tes pièces, semblent évoluer dans un environnement nauséabond qui les étouffe. Ils sont dans l’impossibilité de trouver une échappatoire. Ils sont broyés, avalés par le monde, déshumanisés, les consciences sont verrouillées. Des pulsions violentes menacent de surgir. Il y a toujours une confrontation à un certain type d’enfermement, où quelque chose menace de se rompre. Tu bouscules le champ narratif dans l’écriture mais aussi par ta manière d’utiliser les technologies numériques visuelles et sonores.

J’aime jouer avec le temps et les espaces. Parfois ça peut devenir un vrai casse-tête d’un point de vue scénographique. Les nouvelles technologies nous permettent de jouer avec ces deux composantes. La vidéo, par exemple, utilisée comme source de lumière, est capable de proposer des textures incroyables.
La recherche esthétique est fondamentale et j’attache beaucoup d’importance à l’image, elle doit être épurée, minimaliste, irréelle et bien sûr, de façon très subjective, belle. Puis le son est là pour accentuer la tension dramatique ou la détendre. Comme au cinéma. La spatialisation appuie l’immersion du spectateur dans le monde que nous proposons. Il permet aussi d’ouvrir des espaces imaginaires. Dans le théâtre que je fabrique, il participe aussi à l’esthétique. Des nappes et des textures sonores denses composent l’environnement sonore. Elles sont parfois saturées, parfois soutenues par une structure rythmique nerveuse. Peu à peu, comme les séquences vidéos, les couches s’accumulent, se substituent à d’autres. Elles accompagnent la progression du texte porté par la voix et l’image en mouvement. Le son est puissant, sans pour autant couvrir la voix et accentue avec force la sensation d’immersion.

Le Mensonge du singe par la Compagnie du Phœnix
Performance : François Xavier Malingre en alternance avec Fabrice Michel
Texte et mise en scène, créations visuelles et sonores : Christophe Tostain

Du 6 au 27 juillet à 13h au Théâtre Artéphile, 7 rue du Bourgneuf – Avignon festival off 2018

Teaser : http://artephile.com/OFF2018/Le-Mensonge-du-Singe-Teaser.mp4

Infos pratiques : http://artephile.com/gallery_post/le-mensonge-du-singe/




[1La possession de Loudun, présentée par M. de Certeau, coll. Archives, n° 37, éd. Julliard, 1970, p. 7

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