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La chute des morts de Berlin

Par notre correspondant Pierre-Jérôme Adjedj



À l’occasion de ce nouvel anniversaire de la chute du mur de Berlin, il nous a semblé utile et judicieux de remettre à la disposition de nos lecteurs, en accès libre, cet article de notre ami berlinois Pierre-Jérôme Adjedj vieux de cinq ans mais toujours éclairant. Même si la situation politique a évidemment évolué depuis 2014, les enjeux profonds et assez rarement analysés de la réunification de l’Allemagne méritent d’être rappelés.

9 novembre 2014 : Berlin s’est emplie de personnes venues de toute l’Allemagne et du monde entier pour célébrer la liberté retrouvée, avec le vingt-cinquième anniversaire de la chute du Mur. Vingt-cinq ans, c’est une vie. Mais au-delà de l’euphorie prévisible des célébrations, surgit, comme chaque fois qu’arrive le neuf novembre, une gêne obscure.

Cet anniversaire a toujours quelque chose d’un peu étrange : c’est comme si on cherchait à rejouer la pièce originale, celle de ces instants surréalistes du 9 novembre 1989 où le mur est tombé par surprise [1]. Il y a quelque chose de déplaisant dans ces retrouvailles où l’un des protagonistes est absent. Il ne faut pas voir dans ce propos liminaire une quelconque (n)ostalgie irrationnelle : l’intérêt que porte l’auteur de ces lignes à l’histoire de l’Allemagne divisée ne s’accompagne d’aucun fantasme, et réfute toute idée d’âge d’or antérieur à la chute du mur. Dire « c’était mieux avant », c’est toujours ridicule : Berlin-Ouest, c’était peut-être mieux avant si on pense à Bowie et Nick Cave. Si on pense à Christiane F. et aux toxicos de la Bahnhof Zoo, c’est moins sûr. Ça n’empêche pas d’être suspicieux vis-à-vis des commémorations : de la même manière que la mémoire est une sélection résultant d’une interaction entre effacement et conservation [2], ce qui est montré à travers une commémoration donne envie de s’interroger sur ce qu’elle cache ou cherche à cacher. Dans le cas du mur, on fête, d’après ce que j’ai compris, la libération d’un peuple (les Allemands de l’Est) du joug de la dictature qui l’opprimait et, au-delà, la réunification de l’Allemagne.

Liberté, liberté chérie…

Mais si ce n’était que ça, on ne viendrait pas de toute l’Europe, voire du monde entier, pour fêter le vingt-cinquième anniversaire d’un symbole national. Le mur de Berlin, et pas seulement depuis sa chute, est un symbole mondial, au même titre que le conflit israélo-palestinien, dont l’une des marques visuelles est, tiens donc, un mur de séparation (il faut croire que nous n’apprenons rien de l’histoire, concernant l’impuissance programmée de ces édifices). Mais si le mur de Berlin appartient à l’histoire de l’humanité ou, soyons humble, de l’Europe, il est patent qu’il sert aussi un récit historique écrit par les vainqueurs. Et les vainqueurs sont, à travers la R.F.A, les puissances capitalistes de l’Ouest. À ce stade d’une discussion sur le sujet, une grande partie des interlocuteurs suspecterait l’auteur du raisonnement d’être nostalgique des régimes socialistes en général, et du SED⁠ [3] Est-Allemand en particulier. Il n’en est rien. Mais en ces temps troublés où l’espace du débat s’est réduit comme peau de chagrin, il est déjà suspect d’affirmer que c’est aller vite en besogne de réduire la chute du mur de Berlin à une libération. Poussons plus loin.

S’il y a libération, il y a victoire. Dans ce cas, qui est le vainqueur, et qui est le vaincu ? Si on simplifie (et c’est le cas dans la façon dont l’histoire est traitée), l’écroulement du rideau de fer signe la faillite des républiques socialistes (c’est vrai) et la victoire des pays de l’Ouest, (c’est vrai, mais faux). En d’autres termes, le 9 novembre 1989 est donc le jour où le bien et le droit (la démocratie de l’Ouest) ont triomphé du mal et du non-droit (le régime dictatorial de la RDA). Or, rappelons une évidence : le mur n’est pas tombé parce qu’on le poussait à l’Ouest. Le moteur de l’émancipation venait de l’intérieur, de ces Allemands de l’Est qui manifestaient pour changer le régime et non pour changer DE régime. La R.F.A a été victorieuse comme ces supporters de football encourageant leur équipe favorite : en spectateurs. L’appropriation de cette victoire populaire par la République Fédérale est l’une des plus grandes mystifications historiques européennes du vingtième siècle.

Droit et non-droit

Hasard du calendrier ou opportunisme politique ? Un débat a échauffé les esprits outre-Rhin ces dernières semaines : faut-il continuer à qualifier la défunte République Démocratique d’Unrecht Staat (« État illégitime », de « non-droit ») ? Le débat a éclaté peu avant les élections régionales dans le Land de Thuringe (ex-R.D.A), où pour la première fois depuis la chute, Die Linke, parti de la gauche radicale issu de la R.D.A était donné vainqueur et donc en mesure de gouverner le Land à la faveur d’une coalition « Rot-Rot » avec le S.P.D. Bodo Ramelow, candidat de Die Linke avait certes poussé la provocation jusqu’à tenir meeting aux côtés d’une statue rouge vif représentant Karl Marx… Pour autant, la virulence des réactions des plus hautes personnalités politiques allemandes a surpris. Angela Merkel (issue elle-même de RDA) n’a pas hésité à crier au loup, pointant le risque de « faire entrer Karl-Marx dans la Chancellerie de Thuringe ». Pari perdu, Die Linke est arrivé en tête.

Cette affaire toujours en cours⁠ [4] montre une fois de plus comment le communisme est devenu au niveau mondial une sorte de repoussoir universel ; mais cela a aussi permis, au moins en Allemagne, de « recontextualiser » les célébrations, puisque les historiens ont profité de cette polémique pour s’emparer du débat, en questionnant à nouveau une doctrine officielle jusque-là indiscutable. Aucun spécialiste sérieux ne s’est évidemment avisé de contester le caractère autoritaire et policier du régime du S.E.D. ; en revanche, le fait de réduire un pays entier aux dérives de son régime paraissait soudain discutable. Au regard de l’histoire, on se rend vite compte que les frontières du droit et du non-droit ne se confondent pas complètement, c’est un euphémisme, avec celles séparant la R.F.A de la R.D.A. Le tour de passe-passe qui consiste à définir l’autre comme le « mal » pour apparaître en opposition comme le représentant du « bien » ne tient pas la route. Un rapide coup d’œil rétrospectif permet de voir que la République Fédérale ne s’est pas signalée non plus dans les années 50 et 60 par un respect excessif des libertés individuelles. Elle a fait montre de plus de dynamisme pour emprisonner les communistes militant sur son sol (certains sont morts en prison des suites des mauvais traitements subis) que pour purger les institutions de ses anciens nazis. De même, la répression violente des manifestations de 68, l’attentat contre Rudi-Dutschke et la période traumatique de la Fraction Armée Rouge sont venus rappeler que la notion d’État de droit était relative également de ce côté-ci du rideau de fer.

Revenons au mur et à sa chute. Les symboles se forgent sur des situations exceptionnelles, et le cas d’une ville divisée en deux durant 40 ans en est une. Mais on est obligés de constater que la « victoire », en tant qu’événement mondial, finit par être réduite à ce seul symbole. On fête plus discrètement, c’est le moins que l’on puisse dire, les autres « libérations » du bloc soviétique. Pourquoi fait-on comme si le rideau de fer se réduisait à la ceinture du mur de Berlin ? Serait-ce que beaucoup des autres pays « libérés » (Hongrie, Russie et la myriade d’anciennes républiques soviétiques) montrent, à travers l’émergence des extrême-droites et des oligarchies financières, la face la moins glorieuse de la « victoire » du monde capitaliste ?

Au regard de la Hongrie d’Orban, de la Russie de Poutine et des dictateurs régnant sur les confettis gaziers et pétrolifères, il est plus raisonnable de rester concentré sur Berlin et son mur : Berlin c’est l’Allemagne, et l’Allemagne c’est l’exemple… du moins si l’on oublie que la réunification a plutôt ressemblé à un rachat pour l’euro symbolique des territoires et de la main-d’œuvre bon marché de l’ancienne Allemagne de l’Est. Si l’on oublie aussi les réformes de la période Schröder, qui ont plongé une grande partie de la population allemande dans la précarité. On relèvera qu’il existe encore, vingt-cinq ans après, ce qu’on appelle des « salaires de l’Est », plus bas à travail égal que ceux de l’Ouest. Conçue pour soutenir la compétitivité des « nouveaux Länder »⁠ [5], où le coût de la vie est certes souvent plus bas, on constate que cette grille salariale est appliquée avec cynisme jusque dans le cœur de Berlin, jusqu’au bord de l’ancien mur, puisque les salariés du centre commercial flambant neuf de la Leipzigerplatz se sont mis en grève dès l’ouverture pour protester contre ces pratiques indignes.

LICHTGRENZE from Fall of the Wall 25 on Vimeo.

Politicomorphismes

Si on se donne tant de mal pour fêter la « victoire de la liberté » à grand coups de symboles, comme le dispositif des Lichtgrenze, ballons illuminés parsemés sur le tracé de l’ancien mur conçus pour s’envoler le 9 au soir avec des milliers de messages de paix écrits à leur surface, c’est que l’enjeu doit être grand. Effectivement, les fantasmes liés au symbole du mur ne se limitent pas à l’Allemagne. D’une certaine manière, chacun cherche son mur. Beaucoup de pays européens ont intérêt à emboîter le pas de ce qui peut s’apparenter à un révisionnisme historique : la chute du mur et sa rhétorique simpliste sont le tapis commode sous lequel chaque pays va pouvoir cacher la poussière de ses insuffisances, à grand renfort d’affirmations émouvantes. Parler avec emphase de la nécessité de défendre la démocratie contre les attaques dont elle est l’objet relève moins de l’éducation civique que d’un message aux peuples pour entretenir la peur. Le message est clair : en Allemagne, la dictature communiste a été terrassée, mais attention, s’il vous prenait l’idée saugrenue qu’une autre vie est possible, que le bonheur existe hors du capitalisme, regardez ce qui pourrait arriver ! « Ça » peut revenir. On notera que la peur entretenue du « grand méchant rouge » est indissociable de la peur tout aussi entretenue du « grand méchant brun » : il semble d’ailleurs, pour beaucoup, de plus en plus acquis que les deux se valent.

Ces « politicomorphismes », qui consistent à créer des équivalences entre des faits qui n’en présentent aucunes, sont bien utiles en France, par exemple : dans un climat de corruption et fraudes fiscales à répétition, de violences policières et de faillite complète du débat public, la réaffirmation, à l’occasion du 9 novembre, des concepts généraux de liberté, de démocratie et de droits de l’homme, permet de créer dans le même geste des analogies entre les contestataires du moment et les anciens totalitaires. J’attends avec impatience les déclarations des politiques hexagonaux à cette occasion. L’Union Européenne, qui pratique aussi l’usage excessif des grands symboles fondateurs, ne devrait pas être en reste : qui sait, ils parviendront peut-être à faire oublier la façon peu démocratique dont les commissions ont été constituées. Oublier aussi que le siège de José Manuel Barroso est désormais occupé par un homme que de nombreuses affaires le concernant dans son pays ont empêché de se présenter à sa propre succession quelques mois plus tôt.

L’Art et la manière

Il est à craindre qu’en fait de liberté, on ne célèbre ce 9 novembre à Berlin que la victoire des gouvernements contre les peuples. Heureusement, la célébration ne dure que trois jours. Une fois envolés les ballons de la Lichtgrenze, la vie reprendra ses droits. La résistance, toujours très forte à Berlin, aussi. Les images toutes faites et les symboles creux, qui servent à soumettre les peuples au nom d’une bonté qui n’est qu’un des masques de la soumission, s’épuiseront fatalement à force de contre-feux venus des militants, des artistes, bref des citoyens. Comme l’a dit Stefan Zweig, grand européen devant l’éternel : « les despotismes vieillissent vite et meurent non moins vite ; les idéologies et leurs victoires passagères prennent fin avec leur époque : seule l’idée de liberté spirituelle, idée suprême que rien ne peut détruire, remonte toujours à la surface, parce qu’éternelle comme l’esprit ».⁠ [6] L’adage s’est vérifié pour le régime inique de la R.D.A. ; il faut en souhaiter autant aux peuples européens pour faire évoluer nos démocraties à la peine. À cette seule condition, les résistants victimes de la R.D.A. totalitaire [7] ne seront pas morts pour rien.

Pierre-Jérôme Adjedj


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