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First Trip de Katia Ferreira : adolescentes incitées au suicide




Les statistiques montrent que les adolescentes font deux fois plus de tentatives de suicide que les adolescents. Comment expliquer que l’auto-élimination soit davantage féminine que masculine ? Quelle est cette organisation sociale qui produit une telle différence ? Quels sont les facteurs qui font que la vie des jeunes femmes a moins de valeur que celle des garçons ?

Ce spectacle de Katia Ferreira s’inspire de Virgin suicides, un roman de Jeffrey Eugenides paru en 1993 qui inspira le film éponyme, tourné en 1999, de Sofia Coppola. Ce roman raconte le suicide successif des cinq sœurs Lisbon, issues de la bourgeoisie puritaine américaine.

First trip © Pascale Cholette

Les conditions pour qu’un assassinat légal soit possible sont mises en scène. Une mère folle, sadique et intégriste, mais aussi un mari atteint de castration de l’esprit et de la volonté, la famille comme lieu de non droit, la proposition du suicide comme solution à tous les problèmes apparemment insolubles, l’impuissance des institutions chargées d’assurer la protection des mineurs (l’école, l’hôpital, la police), la faiblesse de la solidarité entre garçons et filles (laquelle tient essentiellement aux limites des interventions masculines : à savoir le désir de draguer les sœurs, qui reçoivent le statut de proie). Ils se demandent ce qui a bien pu faire qu’elles leur échappent. Il s’agit de rendre visibles les conditions qui aboutissent à la destruction des cinq sœurs. Entrer dans leur détail ne doit pas masquer qu’il s’agit de l’effet particulier, local, ponctuel, d’un ensemble de causes qui font système. C’est tout un monde qui produit leur mort. Tout un monde organisé par l’hégémonie masculine, qui fomente leur empêchement d’accéder à l’existence libre et auto-créatrice. La jeune fille doit comprendre que l’alternative véritable, imposée par la société masculine, est soit l’obéissance, l’asservissement, soit la mort, sociale voire physique – un monde où les femmes perdent à tous les coups, ou presque.

La mise en scène de ce système global d’assujettissement ne peut éviter l’éclatement. Le point de vue adopté est celui d’un groupe d’adolescents attirés par les sœurs. Ils perçoivent le processus en cours mais, bloqués dans une impuissance fourbie par le système, ils demeurent spectateurs d’un désastre qui risque d’apparaître comme un spectacle aux yeux du public. Comment mettre en scène un objet socio-politique si violent ?

First trip © Pascale Cholette

Un assassinat légal, non un simple suicide. Si celui de la première sœur, la plus jeune, reste énigmatique (les causes ne sont pas encore visibles), il est clair que les quatre autres sont provoqués par la réclusion dans la maison familiale. L’emprisonnement est une punition décidée arbitrairement par la mère et tolérée par les institutions. La famille est généralement un espace de non-droit ; il s’y développe une toute-puissance de vie et de mort sur les enfants, lesquels dépendent, pour leur survie, de l’action parentale. Spinoza propose de penser le suicide comme le renversement des forces d’un individu par d’autres forces plus puissantes ; c’est toujours l’effet d’un système de causes multiples dont la somme est défavorable au suicidaire, c’est-à-dire plus puissant que l’ensemble des forces formées par le suicidaire et toutes les personnes et choses qui le tiennent dans la vie. La fiction du suicide comme acte volontaire ne résiste pas à l’analyse. La notion sert à couper le rapport entre les forces qui convergent vers la destruction d’un individu trop faible (relativement à ces dernières) et le choix apparent de cette destruction.

First trip © Pascale Cholette

Les suicidaires ne veulent pas mourir : ils cherchent à ne plus souffrir et croient que l’état de cadavre est un état de repos. À ce compte-là, on pourrait dire qu’une motte de terre se repose. L’erreur sur le sens du but visé sert à voiler la réalité : le suicide est la trace d’une bataille perdue, non un acte souverain, décidé au tréfonds d’une subjectivité libre et autonome. Sa séduction prend place dans une logique d’élimination des faibles et dans la croyance qu’il y a toujours une issue si le séjour dans cette vie devient insupportable.



Le couple de la mère intégriste et folle et du père castré est un archétype des sociétés à forte religiosité mais aussi des cultures sacrificielles dans lesquelles la guerre, par exemple, requiert que tout membre de la société puisse être mis à mort. L’élimination ponctuelle de cinq jeunes filles, plus ou moins vierges, est un tribut raisonnable à payer pour les bénéfices sociaux de la diffusion massive du mythe de la « femme objet », décorative, procréatrice, moyen sexuel, travailleuse domestique gratuite. Bref, la place de la femme dans la société masculine. Le message adressé aux jeunes filles est celui-ci : obéissez aux commandements masculins, sinon vous périrez socialement, voire physiquement. À cela s’ajoute une histoire mondiale terrifiante en toile de fond (la guerre nucléaire), qui, malgré la préoccupation écologiste, crée un autre terrain d’impuissance des jeunes face à la violence des générations qui ont laissé bâtir ce monde orienté vers l’auto-destruction – ou du moins la violence des classes sociales qui en avaient le pouvoir – toutes nettement masculines.

First trip © Pascale Cholette

La condition des femmes, dans la société moderne, est définie par l’empêchement de la jouissance féminine d’exister, de chercher la « difficile gloire de la libre existence » (Simone de Beauvoir). Le spectacle mis en scène par Katia Ferreira illustre efficacement cette structure fondamentale des sociétés occidentales, de manière indirecte, afin d’éviter un message trop pédagogique. Le rythme est fluide, les enchaînements simples. Les comédiens sont plutôt justes et crédibles ; les sœurs sont un peu effacées, ce qui symbolise l’abrasion sociale de leur personnalité. La société masculine est organisée pour que la culture de leur personnalité soit tout simplement impossible et pour que cette impossibilité soit considérée comme naturelle.

Une vingtaine d’adolescents, issus des classes Théâtre du lycée St.-Sernin, à Toulouse, où je l’ai vu, sont montés sur scène pour faire davantage que figurants et deux d’entre eux ont joué deux personnages intervenant brièvement dans l’histoire. Ce choix vise à impliquer les lycéens dans un spectacle qui montre un aspect du monde où ils vivent. Ce monde représenté, américain, n’est pas fondamentalement différent du nôtre : celui-là a engendré celui-ci, via d’innombrables relais historiques, politiques, économiques, culturels. Ces lycéens et lycéennes forment, ensemble, un personnage global : la jeunesse frappée de cécité face à la violence du monde fomentée par les hommes. Un spectacle engagé, mordant, agréable, révoltant, contemporain et efficace.

Jean-Jacques Delfour

First trip, d’après le roman Virgin suicides de Jeffrey Eugenides / Katia Ferreira / Le 5ème quart.

En tournée en 2019-2020 :

Du 20 au 22 novembre 2019 : dans le cadre du festival Supernova, Théâtre de la Cité, Centre dramatique de Toulouse et Théâtre Sorano
Les 21 et 22 janvier 2020 : Le Tandem, Scène nationale d’Arras Douai
Les 31 janvier et 1er février 2020 : Théâtre Sénart, Scène nationale
Les 6 et 7 février 2020 : Théâtre de l’Archipel, Scène nationale de Perpignan
Le 14 février 2020 : Théâtre Les Salins, Scène nationale de Martigues
Du 12 au 22 mars 2020 : Théâtre Monfort, Paris
Du 31 mars au 2 avril 2020 : MC2 : Grenoble, Scène nationale


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