Deux femmes entre l’écriture et la danse

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Deux femmes entre l’écriture et la danse

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par Nicolas Romeas
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Il y a des témoins. Grisélidis Réal est l’un d’entre eux. Des êtres dont le témoignage compte parce qu’il est à la fois intime et lucide, complètement intérieur et au-dessus de la mêlée. Parce qu’il ne refuse rien de la condition humaine. Quels sont les hasards de la vie qui font d’un être l’un des témoins de notre humanité ? Grisélidis Réal fut, est encore pour ceux qui la lisent, un être réellement précieux, de très haute qualité, dont l’existence fut l’occasion d’expérimenter sur elle-même - et de transmettre - les conditions de la vie sur terre et les enseignements qu’on peut en tirer.

Etcha Dvornik La Passe imaginaire © Tone Stojko

Peintre, écrivain, prostituée, mère (puis grand-mère) qui a élevé ses enfants dans une grande liberté : « Quand ils ont été en âge de comprendre, ils ont lu mon premier livre et je leur ai expliqué ma façon de vivre. Mon fils aîné est éducateur de rue, nous formons un bloc d’amour avec mes enfants. Il faut démystifier, aller à la vérité. Il ne faut pas renier ce qu’on a vécu et ce qu’on vit. Les prostituées qui renient ce qu’elles ont vécu se trompent. Il faut une certaine morale, mais pas d’hypocrisie. » Un esprit très rare, de sang un peu sans doute, mais avant tout d’esprit Tsigane, nomade et sans répit, polyglotte amoureuse des humains, imprégnée de culture de France et de partout, elle a vécu presque toute sa vie en Suisse, avec le souvenir des riches multitudes de l’Égypte, en relation avec le monde entier.


Grisélidis fait partie de ces quelques-unes qui ont fait comprendre de l’intérieur ce que c’est que donner son corps de femme, le vendre - ou le louer - sans doute, oui, mais surtout l’offrir en remède à ceux dont le mal peut être apaisé. « Tous les sexes nous sont dès l’enfance dissimulés et refusés, la sexualité entière. Et puis au hasard des découvertes, des lectures, des réponses de Tartuffe qu’il a fallu férocement arracher à la réticence des adultes, à l’hypocrite éducation sexuelle des écoles, émergent peu à peu quelques indices. Un tel poids de damnation nous écrase d’avance et nous paralyse que toute joie sexuelle s’en trouve déjà empoisonnée ».

Née le 11 août 1929 à Lausanne dans une famille d’enseignants, Grisélidis rejoint son père à l’âge de six ans à Alexandrie, en Égypte, où il est directeur de l’école suisse, puis en Grèce, jusqu’à ce qu’il meure trois ans plus tard. Grisélidis est un être raffiné, cultivé, ouvert, solidifié par le travail sur sa propre souffrance, notamment la mort de ce père. Après 4 ans passés aux Beaux Arts de Zurich elle s’installe à 20 ans à Genève. Grisélidis dit que la prostitution est arrivée dans sa vie comme une échéance à laquelle elle ne pouvait échapper. Atteinte de tuberculose on l’envoie en sanatorium, où elle rencontre un homme qui lui propose de coucher avec elle pour de l’argent.

Elle accepte. Lorsqu’elle se retrouve, avec ses enfants, dans une grande précarité en Allemagne avec un afro-américain schizophrène et sans ressources rencontré en Suisse en 1960, elle se prostitue pour survivre avec des soldats américains. Son premier ouvrage Le Noir est une couleur (dont Alphonse Boudard a trouvé le titre), qui raconte tout cela et plus de façon profonde et minutieuse, lui permet d’obtenir une subvention de Pro Helvetia. En 1977, elle écrit, bien avant que ce ne soit à la mode, que « la prostitution est un acte révolutionnaire ». Puis il y a la « révolution » des prostituées, où elle joue un rôle important. Elle a beaucoup contribué à ce mouvement de libération, et a fondé en 1982 Aspasie, association suisse de défense des femmes prostituées. Son plus grand amour, dit-elle, est chaste, un lien épistolaire avec un jeune Kabyle. Elle cesse la prostitution en 1995 et se consacre à l’écriture. « Je connais bien les hommes et leurs problèmes, j’ai beaucoup appris sur eux, j’en ai sauvés certains du suicide. Pour moi, la prostitution est un art, un humanisme et une science. Évidemment je suis contre la prostitution forcée et celle des enfants. Ça doit être un libre choix. Chaque cas est différent et ce sont des rapports humains bouleversants. La morale habituelle n’admet pas qu’on fasse l’amour pour de l’argent, mais en réalité on ne fait même pas l’amour, on rend des services précis à des gens qui en ont besoin. »

La Passe imaginaire, fruit d’une correspondance entretenue de l’été 1980 à l’hiver 1991 avec Jean-Luc Hennig est le livre qui la fera connaître au grand public, notamment en France, et entrer dans le monde de la littérature. C’est un véritable écrivain, une travailleuse des mots, une peintre aussi, elle est fille d’une mère galeriste, une artiste. Puis elle se prostitue en Suisse, près de Genève, pour nourrir ses enfants. « Les hommes viennent souvent nous voir pour se venger de toutes les frustrations qu’ils subissent, celles que leurs mères et leurs femmes leur font subir. La prostituée doit comprendre ça. Elle doit comprendre, mais elle ne doit quand même pas se laisser étrangler... Il y a des hommes qui sont terriblement blessés parmi les clients. Et chez les putains aussi il y a beaucoup de souffrances et de frustrations. Plusieurs fois je me suis battue pour sauver ma peau. Il faut beaucoup de psychologie. » Elle n’a jamais eu de maquereau, dit-elle, mais elle avait des amis, des amants, qui l’aidaient à s’occuper de ses enfants. Elle dit que ces événements sont des cadeaux du destin qui lui ont permis de se forger une carapace. C’est dur, mais ça donne la possibilité « d’accéder à des dimensions supplémentaires de la vie », dit cette admiratrice d’Henri Michaux. On a accès à ces dimensions par la lecture, mais quand on a la chance de vivre ça, ajoute-t-elle, c’est encore beaucoup mieux.

Grisélidis Réal © RTS

À la fin de sa vie, elle disait : « Les choses avancent lentement. Il y a encore un tel mépris, c’est toujours comme une épée de Damoclès. J’ai tout sacrifié mais j’ai beaucoup reçu. Plus on donne, plus on reçoit. Il faut mettre la vérité sur la table et la regarder en face. Tout le blabla sur les prostituées est dû au fait que la réalité contrarie leurs fantasmes de morale. Personne, dit-elle, ne peut s’identifier à une prostituée. »

Etcha Dvornik est un témoin, aussi. Alors elles se sont rencontrées, il le fallait, elles ont fini par se rencontrer en dehors de la vie, sur scène. C’est en cela que l’art rend immortel. Etcha est une danseuse, comme on dit, et elle écrit aussi, elle écrit beaucoup sur la danse, sur son rapport intime à la danse. Originaire de Ljubljana, en Slovénie, elle est venue en France approfondir ses études en danse contemporaine suite à l’obtention d’une bourse du Ministère de la Culture de Slovénie. Elle est restée. Formée dans des groupes de théâtre et de danse où l’on travaillait dans l’esprit de Grotowski et de Brecht, et avec les méthodes de Stanislavsky, elle déambule et cherche, promène son corps et ses émois de par le monde, interroge sans cesse ce qu’ils produisent sur les autres, et l’effet que produit sur elle-même ce reflet, sur son esprit d’enfant qui a appris beaucoup de choses et surtout à interroger ce corps, ses mouvements, les relations que ça produit.

Etcha essaie de montrer, avec cette sensibilité extrême qui est autant un atout qu’un fardeau, (et l’aide inspirée de compositeurs complices, Anne Coroller Germanique et Mozart) ce qu’il est impossible de montrer au quotidien, en temps normal. La subtile puissance du non-dit. C’est à ça que sert la danse n’est-ce pas, c’est comme la poésie avec les mots. L’une de ses premières pièces s’habillait des textes de Lautréamont, vous voyez. Elle se produit souvent en solo, ou à deux, ou à trois, quatre parfois, mais souvent en solo. Des moments suspendus, déconcertants et agaçants, avec du flou, comme en photo, où l’entre-deux, le pas tout à fait fini ni défini, s’efforce d’apparaître, comme si une image mentale tentait de naître de la rencontre de mouvements et de gestes venus d’un imaginaire qui dit autant du corps que de l’âme. Il y a toujours chez elle, présente, la question du corps féminin intérieur, pas celui qu’il s’agit de montrer pour éblouir ou pour séduire, non, du corps féminin vécu de l’intérieur d’une femme. Et c’est le cas ici, dans cette Passe imaginaire. Alors il est certain que Grisélidis aurait beaucoup aimé ce travail, comme nous l’avons aimé.

Nicolas Roméas

La Passe imaginaire Etcha Dvornik/Grisélidis Réal
Vu à La Comédie Saint Michel, à Paris (où il sera repris de septembre à janvier 2020). Visible à Paris à l’Art Studio Théâtre ce jeudi 11 avril à 20h30.
https://www.billetreduc.com/232266/evt.htm



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1 commentaire(s)

claire olivier 16 avril 2019

Personnage fascinant que je ne connaissais pas du tout.

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