« Corporate : Comportement qui vise l’adhésion pleine et entière à l’esprit et à l’image d’une entreprise pour laquelle on travaille. » Une furieuse et joyeuse envie m’a poussée à écrire récemment sur deux films qui traitent de la violence du monde du travail. Deux films sortis en salle à deux ans d’intervalle qui ne cessent de me questionner. Même décharge électrique à chaque visionnage. Un passage à la loupe des dérives d’un capitalisme asphyxiant.
« Il m’est odieux de suivre comme de guider ». Friedrich Nietzsche
J’ai vu Corporate de Nicolas Silhol, il y a presque deux ans, lors de sa sortie en salle, par un dimanche d’avril pluvieux au cinéma Le Palace à Epernay, avec une amie. Je n’en attendais rien de particulier. Échappée culturelle motivée par le désir de voir Céline Salette et Lambert Wilson sur grand écran. Des acteurs que j’apprécie. Je n’ai aucun souvenir de la salle, ni des réactions des autres spectateurs, mais ce film s’est ancré dans ma mémoire. Charge féroce contre un monde de l’entreprise carnassier et ses services de « ressources humaines ». Titre enjôleur qui cache des promesses pour emberlificoter les salariés avec de captieux discours.
Je me lance dans une sorte de diptyque. Une première chronique sur Ceux qui travaillent d’Antoine Russbach suivie ici d’un volet sur Corporate de Nicolas Silhol. Des ponts les relient comme une évidence : deux êtres responsables d’avoir provoqué l’irréparable au nom du profit dans le monde de l’entreprise. Deux êtres qu’on ne peut juger de façon radicale, qui redécouvrent une éthique, des valeurs morales et affrontent leur responsabilité. Une femme, un homme, prisonniers d’un jeu de rôles qui nie leur ressenti de citoyens du monde. Deux parcours pour sortir d’un labyrinthe diabolique. Si ces derniers temps j’ai choisi de voir des films qui mettent en scène des archétypes que je déteste dans la vie mais qui sortent du rang, c’est pour asseoir mes convictions. Pour pouvoir imaginer que le monde peut encore changer si nous sommes capables de faire un pas de côté. L’omniprésence sur le grand écran de ces figures d’employés fanatiques, déshumanisés et automatisés, est la preuve que ce modèle est de plus en plus questionné, tant mieux !
Je tombe par hasard sur un article salvateur lors de mes recherches sur le terme corporate dans le magazine Capital de juillet 2015 : « Si on vous dit : "Bien tourné ton rapport, mais un peu corporate", c’est que le texte est trop lisse, trop consensuel. » Depuis que les entreprises ont clairement trahi les valeurs qu’elles affichaient, le corporate n’a plus le vent en poupe. Après avoir multiplié les plans sociaux, elles n’osent plus vanter les bienfaits de la loyauté. Désormais, au lieu de carrières au long cours, elles proposent un « épanouissement individuel ». Elles cherchent des collaborateurs qui « créent de la valeur » et insufflent « un esprit start-up ». Le fun est de rigueur. La tenue non corporate est le nouveau dress code. Étrangement, les plus jeunes, qui n’ont pas encore travaillé en entreprise, ont fait de ce mot un équivalent de « digne », « sage », « poli ». « J’ai été corporate, je suis allé voir Astérix au ciné en famille. Et, pour rester corporate, je ne vais pas dire ce que j’en pense », écrit l’un d’eux. Qui a dit que les jeunes n’avaient plus de valeurs ?
Synopsis : Emilie Tesson-Hansen – Céline Salette – est une jeune et brillante responsable des Ressources Humaines, une "killeuse". Suite à un drame dans son entreprise, une enquête est ouverte. Le suicide d’un employé, poussé à bout, au sein même des bureaux. Elle est en première ligne. Elle doit faire face à la pression de l’inspectrice du travail, mais aussi à sa hiérarchie qui menace de se retourner contre elle. Émilie est bien décidée à sauver sa peau. Jusqu’où restera-t-elle corporate ?
Bienvenue dans une multinationale de l’agro-alimentaire. On embarque sur le paquebot du marché du pot de yaourt magique et révolutionnaire. Les cadres sont « smart », « corporate », proactifs – vous noterez que dans les supermarchés certains yaourts sont estampillés « pro-activ », « clever ». Ils lisent des « draft », sont « aware », se rejoignent sur le « bridge » téléphonique, organisent des « meeting face to face ». Ils sont « over, over ». Ce sont des « killers ». Ils ont un « good job et win a lot of money »… Oh my god ! Il respectent les « values ». Pour être « in » il leur faut manier une pseudo langue de Shakeaspeare sans aucun amour des mots. Parfois ils peuvent « underestimate » une décision : Be careful ! Il pourraient devenir des « loosers ». alors il faut participer à des « funny events ». Leur souci : l’efficacité. Sinon ils seront « optimized » : se dit d’une personne qui s’est fait virée. Bien vu, non ? On l’a optimisée.
En manipulant ces termes je pense à la novlangue inventée par George Orwell dans 1984. Réduire le nombre de mots d’une langue revient à diminuer le nombre de concepts avec lesquels les gens peuvent réfléchir. Moins de nuances dans le langage équivaut à davantage d’affects mal dégrossis. Toujours ça de gagné pour exploiter la main d’œuvre dévouée.
Voyage cauchemardesque au centre du service des ressources humaines. Le choix du temple du yaourt n’est pas anecdotique. Des yaourts liquides, hyperprotéinés, pour hommes, pour femmes, pour vieille fille peut-être ? Stratégie marketing oblige. La palette prête à rire. Les cadres de l’entreprise sont totalement fondus dans le moule, le ciboulot lessivé par la grande entreprise. Incapables d’agir par eux-mêmes, soumis à la pression, aux injonctions. Exit le libre arbitre et, surtout, ils sont trop investis pour en avoir conscience. Aux oubliettes l’intuition, le sixième sens, les initiatives personnelles, les fulgurances. La belle Émilie est responsable des ressources humaines sous la coupe de Stéphane – Lambert Wilson – le super directeur. Avec assurance, elle se fond dans le décor grisâtre des bureaux et feint d’ignorer la violence ordinaire. Elle joue à être sûre d’elle. Les champ contre-champ se succèdent à en donner le tournis, pour souligner les conflits à répétition. Les cadres sont cadrés, au sens propre et au figuré. Tous les employés sont emprisonnés dans des espaces vitrés et cloisonnés. Big brother is watching you.
Pauvre d’elle-même, qui récite un discours ressassé au employés bons à jeter. Une bonne vieille recette semblable à celle d’un yaourt liquide et doux à souhait qui a fait ses preuves et ça fonctionne. Ils l’avalent à la cuillère. Doucement mais sûrement. Elle les remise au fond du frigo, balance les périmés, détourne le regard de ceux qui coûtent “trop” cher. De bons employés considérés comme de vieux pots de yaourts non recyclables !
Elle fait du chiffre mais refuse de laisser son corps transpirer. Elle arrive toujours à l’heure. Elle se consacre entièrement à sa mission. Elle est parfaite. Elle en délaisse sa famille qui continue de consommer innocemment ces desserts lactés. Pourtant, Émilie oublie de respirer et j’étouffe avec elle dans mon fauteuil. Même sentiment avec le personnage de Franck dans le film Ceux qui travaillent. Abrutis par des gestes mécaniques et le respect des règles de la loi du marché. Lui, Stéphane, le chef suprême, Roi du déni, charismatique, implacable et impeccable boss. Il manipule la grosse machine à diviser pour mieux régner, détruire, assujettir, conduire à tuer le voisin de bureau à votre insu. Tout ça pour faire tourner la yaourtière mondiale à plein régime. Une « bête immonde » qui se cache insidieusement dans la douceur et la blancheur du produit phare.
Deux ans après avoir vu le film en salle puis sur le petit écran, je suis convaincue que l’intention de Nicolas Silhol n’est pas d’offrir un simple constat à froid de la situation, mais de montrer le parcours exemplaire d’un personnage. C’est en cela que les propos des deux films diffèrent. Deux carapaces se fissurent mais l’un ne part pas en guerre. Franck dans Ceux qui travaillent va vers un ailleurs qu’on nous laisse libre d’imaginer. C’est un anti-héros. Le parcours d’ Émilie est tout aussi tortueux et compliqué, mais il est exemplaire. C’est une vraie héroïne. Toute ressemblance avec la réalité paraît non fortuite. En tant que spectatrice je veux vraiment échapper à ces manigances qui tendent à nous priver de notre éthique.
Ce jour-là, je me souviens que mes filles regardaient Boule et Bill dans la salle d’à côté. Contraste saisissant ! Innocence et jeu face à la dureté ultralibérale. Pourvu que ça dure pour elles ! Moi je voudrais rêver encore, être légère et insouciante loin de cet univers morne, répétitif, où l’on ne doit pas transpirer ! On boit beaucoup d ’eau – pour se purifier – mais on ne mange “presque” pas. Juste une rasade de whisky pour ne pas sombrer totalement. C’est déprimant. La belle Émilie est figée, corsetée. De ce gluant monde du yaourt désenchanté elle sortira blessée, hagarde, épuisée. Écoute, solidarité, partage, courage et audace – indispensable pour sortir du rang.
Mon intérêt pour cette fiction dans le milieu des cadres dirigeants en quête de sens est lié au parcours de certaines de mes connaissances - plus ou moins revisité. Corporate touche ma mémoire vive. J’ai le souvenir très net du jour où mon compagnon reçut un courrier de l’entreprise pour laquelle il travaillait, qui l’accablait d’une série de fautes professionnelles inventées de toutes pièces pour se débarrasser de lui. C’était il y a 15 ans et je venais d’apprendre que j’étais enceinte. Il n’a pas craqué. C’est un résilient. Il savait que son avenir était ailleurs. Dans la construction de son propre outil de travail. Mais combien peuvent en dire autant ? Remarque de comptoir après avoir revu le film : le néolibéralisme à outrance fait des ravages, chacun le sait, mais une bonne piqûre de rappel de temps en temps pour que le virus ne revienne pas en force, c’est efficace !
Ce qui me réconforte à la fin ce n’est pas le « happy end » : il n’y en a pas. C’est l’élan vital qui ressuscite Émilie. Il la pousse à choisir son destin et à questionner son rapport aux autres. Si elle se retourne d’abord contre l’entreprise c’est pour sauver sa peau, puis la complicité avec une inspectrice du travail la transforme en héroïne. Autre passionnante curiosité du film, cette profession si souvent décriée est incarnée par une figure éprise de justice sociale. Le personnage interprété par Violaine Fumeau est libre et combatif. Émilie crie à son compagnon « Tu sais pas ce que j’ai fait, tu ne sais pas qui je suis », elle se révèle peu à peu, redécouvre l’humanité, l’empathie, l’altruisme, l’émotivité, la sensibilité dont elle s’est laissée priver. Humanité noyée dans le yaourt. Pourtant il y a de l’espoir ! C’est l’heure du réveil pour elle et pour les spectateurs aussi, j’espère.
Parfois, pour m’échapper, je pense à un film aux antipodes qui m’avait tant charmée : Comme un avion de Bruno Podalydès. Les rêveries d’un promeneur solitaire en kayak. Un film teinté de fantaisie, de rêverie, de liberté, de spontanéité, de fraîcheur. Un type qui fait un truc qui ne sert à rien, qui écoute ses envies déconcertantes et peu sages. Juste pour aller voir ailleurs. Pour voir ce qui s’y cache. Serait-ce le secret pour ne pas glisser dans le yaourt qu’on nous sert chaque jour ?
Claire Olivier
Pour en savoir plus et aller plus loin :
http://le-palace.fr/Historique
https://www.youtube.com/watch?v=xLi1JEBAPGM